Cet article est le deuxième concernant l'illusion de l'instruction et du savoir : voyez le premier d'abord, si besoin. Cet article présente les principaux mécanismes à l’œuvre depuis quarante ans ou plus. Mais l'analyse de chacun demanderait beaucoup plus de place et de temps.
Avant tout, soyons clair sur le sens des mots. Ainsi, « Instruction » est définie par le Larousse comme :
- Action d'instruire quelqu'un, un groupe, de leur donner des connaissances, de leur délivrer un enseignement. Exemple : L'instruction que j'ai reçue à l'école. (En France, l’instruction est obligatoire de 3 à 16 ans.)
- Ensemble des connaissances, en particulier des connaissances d'ordre général qu'on acquiert par l'école, les cours, etc. : Avoir une solide instruction.
Mais savez-vous que l’institution scolaire du XXiè siècle n’instruit pas, ce n’est pas sa mission ? Non, vous n’y croyez pas encore ? Voyez le ministre de l’Éducation, 2018 : « C'est mon métier, [...] que de réussir à ce que les personnes soient bien formées pour des emplois qui existent. ».On parle bien de formation, pas d'instruction. Et on est loin d'une solide instruction humaniste ou scientifique : vision économique avant tout, on cherche à remplir les emplois proposés sur le marché...
Sommaire :
- 1 « Quelle instruction attendez-vous de l’école ? »
- 2 L'instruction : notion changeante selon les points de vue
- 3 L'instruction illusoire : les mécanismes
- 4 La massification de l'enseignement
- 5 Les programmes au cœur de l’illusion de l'instruction
- 6 L'information versus la connaissance
- 7 Du cours à la trace écrite...
- 8 L'école n'est pas LA solution
- 9 Le temps d’apprentissage, grandeur incompressible
« Quelle instruction attendez-vous de l’école ? »
D’ailleurs, tous les parents le savent, même intuitivement. Ainsi, quelle réponse donnez-vous à cette question : « Mettez-vous vos enfants à l’école pour qu’ils deviennent des personnes brillantes et largement instruites ? »
La réponse n’est généralement pas : « oui, pour que mon enfant soit très instruit » ou « qu’il ait une grande culture générale » ou « qu’il comprenne bien le monde dans lequel il vit »… En général, la réponse est bien plus lucide : que ce qu'il reçoit de l'école lui apporte le nécessaire - mais pas plus - pour trouver un emploi.
Alors, la question pourrait être « Pour quel genre d'emploi l'école prépare-t-elle votre enfant ? ». Ceci est une autre question...
Ainsi, diriez-vous que le baccalauréat sanctionne :
- un excellent niveau d'instruction et de culture générale ;
- ou bien un haut niveau d'instruction et de culture générale ;
- peut-être un bon niveau d'instruction et de culture générale ;
- au moins un niveau d'instruction et de culture générale suffisant ;
- je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question.
N'hésitez pas à partagez votre réponse dans les commentaires ci-dessous...
L'instruction : notion changeante selon les points de vue
Pourtant, me direz-vous, qu'y a-t-il de mal à vouloir un emploi en sortant de l'école ? C'est sûrement une très bonne chose, et peut-être ce que cherchent simplement beaucoup de parents...
Par conséquent, ne serait-il pas tout à fait acceptable d'entendre un ministre déclarer : « l’instruction humaniste ou scientifique, n’est pas la priorité de l’Éducation Nationale, car il est plus utile à tous, et surtout à la société, que les jeunes aient un niveau qui permette uniquement de répondre aux besoins des entreprises, à un moment donné. »…
Cependant, il ne faut pas se mentir, au fond, on espère tous un petit peu plus que ça... On aimerait bien que l'école joue le rôle qu'on lui attribue d'ascenseur social : savoir que nos enfants vivront mieux que nous-mêmes grâce à ce haut niveau d'instruction reçu de l'école, certes est un espoir pour un très grand nombre de parents.
D'ailleurs, c'est très probablement ce que pensent aussi les ministres et gouvernement successifs qui ne tarissent pas de grands mots pour faire valoir l'excellente instruction reçue, comme dans la circulaire de rentrée 2021 :
L'École est la colonne vertébrale de la République, son berceau et le lieu de construction de son avenir. Elle en partage les défis, la force et les promesses.[...] elle est restée fidèle à sa promesse : celle de permettre à chaque enfant, sur tout le territoire, de s'épanouir et de déployer toutes ses potentialités, pour qu'il soit, à l'âge adulte, un citoyen libre et éclairé, c'est-à-dire doué d'esprit critique et conscient de partager une destinée commune avec le reste de la société française. Elle a, plus que jamais, transmis à chaque enfant et jeune de notre pays savoirs, compétences et valeurs.
Bien entendu, plus question ici de trouver un boulot... Pour donner le change et faire illusion, le discours est presque lyrique... Malheureusement, L’école-qui-instruit-et-élève-le-niveau-général est devenue une institution vénérable qui se repose sur ses lauriers.
Elle donne l’illusion de la connaissance, l’illusion du savoir… mais pas la connaissance elle-même… ni le savoir : en sortant de l’école, on croit savoir des choses, mais ce que l’on sait réellement est nettement moindre. Et de toute façon, inexploitable par un cerveau mal entraîné, mal façonné…
L'instruction illusoire : les mécanismes
C’est le résultat de choix politiques successifs, d’idéologie sociétale, d’erreurs ni avouées ni assumées. Il ne s’agit pas ici d’une analyse car la question est complexe, culturelle, économique et politique. Alors, plus modestement, dégageons les raisons concrètes et scolaires pour lesquelles aujourd’hui, votre enfant a de trop grand risques de sortir avec de la poudre aux yeux en guise d’instruction.
La massification de l'enseignement
L’idée dominante après la guerre se résume par : « tous les enfants doivent faire des études secondaires ». Idée basée sur l’amalgame, conscient ou pas, entre massification et démocratisation… C'est l'époque de la domination (toujours actuelle) de l'idée (ou idéologie) « égalités des chances ». Idée basée sur l’amalgame, conscient ou pas, entre égalité des chances et égalité des réussites, subtile différence que rappelle le ministre de l'éducation nationale en 1979... Aujourd'hui, on s'engage à corps et à cris pour la première, beaucoup moins pour la deuxième...
C’est pourquoi l’âge minimal pour arrêter son instruction est porté à 16 ans en 1959. En 1975, le collège unique supprime toutes les filières différentes de l’époque pour ne garder qu’un enseignement général et identique pour tous, l’orientation se fait désormais à la fin de la troisième. Chacun jugera avec ses convictions si cela représentait une avancée morale et/ou sociale. Mais, une fois la décision actée, ce changement s’est heurté depuis ses débuts à l’idéologie dominante en politique : austérité. Donc réductions des dépenses qui passent – exclusivement – par une réduction du personnel (Voir à ce propos la campagne de recrutement de l’ÉN de 2017 : le slogan clame 17000 postes à pourvoir. Le slogan ne mentionne pas les 16000 départs non renouvelés cette année-là...).
D’où l’équation :
Celle-ci est insoluble dans l’ensemble des nombres et du monde réels. Surtout qu’une partie de plus en plus grande des élèves n’arrivent pas à suivre.
Mais soluble dans le monde politique :
Les programmes au cœur de l’illusion de l'instruction
Le moteur principal qui a fait tenir l’institution depuis quarante ans : l’allègement et la déstructuration des programmes, raison principale, fondamentale. Il y a un allègement répété et constant des programmes enseignés, revendiqués clairement, dès la circulaire du 2 janvier 1970 présentant les nouveaux programmes et horaires :
« En attendant qu'une information suffisante soit donnée aux maîtres et qu'un programme entièrement rénové puisse être enseigné correctement dans nos écoles, il a paru indispensable de prendre des mesures provisoires partielles et sans doute modestes mais immédiatement applicables : alléger le programme actuel, en donner une rédaction différente qui réponde mieux aux finalités actuelles de l'école élémentaire[...]. »
Cette idée sera constante depuis ces années, réécrite explicitement dans les Nouveaux Contrats pour l’école en 1994, dans la mesure n°3 : « Les programmes sont récrits. Ils sont mis en cohérence avec les cycles, allégés et recentrés sur l'essentiel. ».
Notons qu’il s’agit, en 1994, d’alléger ce qui était déjà allégé en 1970... et qui l'a été encore depuis...
L'information versus la connaissance
D'une société de la connaissance, nous sommes passés à une société de l'information. Mais quelle relation entre les deux ? Le traitement intellectuel, la réflexion !
En effet, il ne suffit pas de connaître beaucoup de petites choses dans plein de domaines. Actuellement, il est bien sûr possible de trouver toutes sortes d’informations sur toutes sortes de sujets. Encore faut-il avoir entraîné son cerveau à les analyser, estimer, classer, ordonner, relier, hiérarchiser… Toutes actions intellectuelles qui ne sont ni valorisées, ni enseignées. Et pourtant si fondamentales pour l’esprit humain.
C’est l’effet papillonnage : les élèves papillonnent d’une notion à l’autre sans que celles-ci soient bien reliées entre elles. Comme si les relations de cause à effet n’existaient plus, tel ou tel savoir n’influençait plus les autres savoirs.
Cet effet est malheureusement entré en résonance avec l’incapacité grandissante des générations d’écoliers à se concentrer, à se focaliser sur un sujet, à la réflexion longue et patiente. Phénomène apparu depuis l'ère de la-télé-avant-tout (ce que certains ont appelée l'ère de la TV-lobotomie) jusqu'à aujourd'hui, l’ère de la « fabrique des crétins digitaux » : le-plus-d’écrans-partout-le-plus-souvent ce qui détruit littéralement les capacités innées du cerveau humain...
Du cours à la trace écrite...
Il fut un temps où les élèves recevaient un cours en bonne et due forme, structuré, avec les définitions à connaître par cœur, les exercices faits en cours... Au cas où, certains souhaiteraient réviser chez eux, se remémorer la définition, refaire les exercices pour s'assurer de sa compréhension.
Mais aujourd'hui, même pour les élèves motivés, sérieux, travailleurs, cela est devenu impossible : ils n'ont plus de cours ! Alors la fameuse injonction parentale « As-tu revu tes cours ? » tombe dans le vide sidéral et sidérant de l'absence de cours...
Ainsi, dans les programmes du cycle 4 (5iè, 4iè, 3iè) (JO 28-7-2020-annexe3), on peut découvrir :
« Une trace de cours claire, explicite et structurée aide l’élève dans l’apprentissage des mathématiques. Faisant suite aux étapes importantes de recherche, de découverte, d’appropriation individuelle ou collective, de présentation commentée, de débats, de mise au point, la trace écrite récapitule de façon organisée les connaissances, les procédures et les stratégies étudiées. »
Faut-il supposer les auteurs de ces programmes ne perçoivent pas la différence entre un cours et une trace écrite ? Est-ce une subtilité de langage, encore une, parmi toutes celles que les lecteurs des programmes rencontrent ? Mais que l'on mette cela en parallèle avec l'invasion du numérique, qui a conduit une grande majorité d'établissement à comptabiliser les économies qu'ils peuvent faire en n'achetant plus de manuels aux élèves...
L'école n'est pas LA solution
La place de l’école dans la société est incroyablement centrale : l’école doit se charger de tout ! D’ailleurs le ministre mettait déjà en garde, en 1994 : « Or cette adhésion [des Français à l’institution] n'est possible que si les missions de l'école sont clairement définies. Dans le cas contraire, comme aujourd'hui, la société se tourne vers l'école pour résoudre à sa place tous ses problèmes. L'excès de cette demande nuit à l'école, autant que la méconnaissance de l'organisation scolaire. ».
Ainsi, elle doit être chargée de tous les aspects de la vie des jeunes, de 3 à 16 ans, comme si personne d’autre ne pouvait apporter quoique ce soit aux enfants. Comme si l’école devait régler tous les problèmes liés à la vie sociale.
Alors, en plus de l’instruction des fondamentaux proprement dits, ces dernières années ont vu se gonfler les demandes de transmission aux enfants. Par exemple :
- savoir faire du vélo et passer un « code de bonne conduite pour piéton » ;
- apprendre à nager ;
- utiliser une calculette fournie pourtant avec la notice ;
- et un ordinateur et quelques logiciels de bureautique ;
- savoir gérer ses émotions personnelles
- et ses « émotions sociales » : développer des relations positives avec les autres et trouver le goût de l’engagement dans un groupe, une communauté pour contribuer à la société ;
- apprendre à méditer ;
- devenir (pLus) créatif ;
- s'entraîner à vivre écologiquement ;
- pouvoir parler du développement durable ;
- découvrir la sexualité, les moyens de contraceptions, le rapport homme-femme, en incluant les questions de société comme le genre ;
- apprendre et s’entraîner au « vivre ensemble » ;
- recevoir une éducation à la santé mentale, physique, aux comportements sains et ceux à risques,
- …
Chacun se doute bien que le temps de présence des (plus) jeunes à l’école n’est pas extensible. Si on en rajoute, il faut faire de la place et pousser un peu les autres enseignements…
D’où les programmes qui se sont « allégés » dans les notions jugées trop « classiques » ou « rébarbatives » de français, de mathématiques, d'histoire et de sciences naturelles (c'est-à-dire les sciences permettant de comprendre la nature : physique, biologie, géologie).
Mais au fait, quelle présence à l’école ?
Le temps d’apprentissage, grandeur incompressible
Voyons une petite comparaison rapide. En 1970, la semaine d’école dure 30h sur 39 semaines (13 semaines de congé). En 2021, la semaine d’école dure 24h sur 36 semaines (16 semaines de congé).
Ce qui fait, que jusqu’en 1975, les élèves de primaire recevaient 30h/sem39 sem = 1170 h d’enseignement par an, sur cinq années. En 2021, les élèves reçoivent 24h/sem6 sem = 864 h d’enseignement par an, sur cinq années. Ce qui les lèse, par rapport à leurs aînés, de 306 h par an, soit 1530 h à l’issu de la primaire.
Ce qui signifie que :
Alors soyons franc, il ne faut pas être sorti de la cuisse de Jupiter pour comprendre qu’apprendre plus de notions en moins de temps ne doit probablement pas aboutir à la même maîtrise de ce qui est enseigné.
Exemple du français
Ainsi en effet, les horaires ci-dessus donne par exemple : en 1969 10h de français hebdomadaire (toute activités confondues) sur 39 semaines : 390h d’enseignement du français par an, soit 1950h d’enseignement du français en élémentaire.
En 2021, c’est 10h hebdomadaire pour les trois premières années (CP, CE1, CE2), pour 36 semaines, donc 360h de français par an. Et 8h hebdomadaire pour les deux dernières années (CM1, CM2), donc 288h par an. Au total, à l’école élémentaire : 3603+2882=1656 h d’enseignement du français en élémentaire.
C’est ça l’illusion : on apprend moins en quantité pour chaque matière fondamentale, mais on croit savoir autant sinon plus. D’ailleurs, les enfants de la fin du XXiè et surtout depuis le début du XXIiè doivent être sacrément plus intelligents que leurs parents et grands-parents car avec beaucoup moins d’heures de cours de français et de maths, ils ont – selon les ministres successifs – un niveau toujours plus haut… Avec 40% d'innumérisme et 50% d'élèves qui ne savent pas lire au collège...