L’utilité illusoire et l’inutilité apparente des mathématiques : concret ou abstrait ?

    Voici une question, toujours en débat, parfois passionnés, et bien d’actualité dans notre monde matérialiste et utilitaire : les mathématiques sont-elles concrètes et utiles ? Ou au contraire, tout y est tellement abstrait qu'elles en deviennent inutiles.... Alors, concret ou abstrait ?

    Il est évident qu’une telle question demanderait bien plus qu’un article pour être développée. Étant le sujet de tant de débats depuis si longtemps... Cette question est souvent tranchée avec passion et la discussion close d’avance. En effet, le poids des mathématiques – ou plutôt leur enseignement - sur d’innombrables enfants, a fait émerger une grande méfiance, une dangereuse partialité, voire de la rancœur. Car ces enfants devenus adultes se souviennent des souffrances, des humiliations, et des angoisses que cette activité provoquait chez eux.

Plaisir-des-nombres - Art Cuong, viêtnam

    Il y a les convaincus que l’abstraction est la caractéristique principale des mathématiques. Il faudrait donc les enseigner de manière à faire entrer toutes les petites têtes blondes dans une pure abstraction mathématique. C'est peu ou prou le choix idéologique depuis une quarantaine d'année : « les maths modernes ». Par ailleurs, il y a aussi ceux qui voient les mathématiques comme un outil très pratique pour faire ses courses, calculer ses bénéfices ou dépenser le moins possible pendant les soldes. Dans cet état d'esprit, seuls les outils, disons les techniques calculatoires devraient être enseignées, le reste étant superflu...

Rencontre avec les mathématiques concrètes donc utiles

    Le très vaste domaine des nombres est rencontré très tôt par les enfants : lorsqu'il faut dénombrer les objets, des personnes ou des animaux qui les entourent Dans leur vie quotidienne, durant les périodes d’exploration de l’environnement ou d’interaction avec les êtres vivants. De même, les enfants étant observateurs, ils inventorient spontanément les formes des choses qu’ils rencontrent. Ils remarquent rapidement la différence entre la forme d’une bille et celle d’un livre, entre la forme d’un arbre et celle d’un caillou. Ils remarquent aisément les différences comme les ressemblances. Ainsi, très tôt, un enfant est capable de regrouper des objets de forme similaire. Sans se préoccuper des autres caractéristiques de ces objets.

    Il y a donc une action de comparaison concrète qui va aboutir à une image mentale. L’enfant va se créer mentalement des catégories, des ensembles dans lesquels il placera les objets concrets. Il s’est créé un outil abstrait pour résoudre un problème concret. Ces créations dépendent de son développement, de son âge, de son interaction sociale...

Développement des mathématiques pour apporter des solutions

    Ce que fait l’enfant d'aujourd'hui se trouve au cours de l'évolution de l'humanité. Car tous les enfants depuis des millénaires font de même.

    Les situations difficiles voire périlleuses ont posé bien des problèmes, depuis le début des sociétés. Comme la crue d'un fleuve ou une guerre qui détruit les récoltes, des maisons, des routes… D’autres situations à problème sont créées par la société elle-même. Par exemple, le calcul d'un héritage, la répartition des parts, le calcul des taxes, le partage des bénéfices d'un commerce… très diverses selon les temps, les lieux et les cultures. Il a fallu se prémunir au mieux, se nourrir, administrer les biens et les personnes… bref se protéger au quotidien de la précarité de la vie et respecter les règles juridiques, religieuses, traditionnelles… établies dans chaque société. Ce qui a donné naissance à toutes sortes d'outils, de techniques, de raisonnements et même des logiques particulières pour compter, mesurer, partager, gérer…

Concret ou abstrait ? Tout cela a été et est décidément très concret !

Besoin d’abstrait pour généraliser

    Pour autant, un paysan comptant ses animaux ne pense pas faire de l'arithmétique ni de l'algèbre. Il veut avant tout savoir combien il va pouvoir en vendre au marché et s'il va pouvoir subsister tout l'hiver avec son gain… Un propriétaire vérifiant la superficie de ses terrains après une crue ne cherche pas les propriétés des polygones réguliers. Il cherche surtout à savoir s'il n'est pas lésé par la reconstruction des barrières. Ni les uns ni les autres dans ce contexte très concret ne sont amenés à penser une théorie, c'est-à-dire à une généralisation des solutions, à quelque chose de nouveau. Ni à rechercher des propriétés (des nombres, des cercles, des coniques…) incroyables, étonnantes, dont la beauté ne parle qu’à l’esprit humain.

    Il y a eu des civilisation très brillantes dans le passé de l'humanité comme les Égyptiens ou les Romains, qui étaient capables de construire des ouvrages exceptionnels, qui ont développés des techniques de calcul surprenantes et ingénieuses… Et pourtant, ces sociétés, par ailleurs brillantes, n’ont pas laissé beaucoup de trace dans l'histoire des mathématiques.

Formaliser pour se dégager d’une situation particulière

    Précisément, parce que leur société étaient tournées vers le concret. L'enseignement consistait principalement à répéter des techniques existantes. Ce qui suffisait à résoudre dans l'immédiat les difficultés de la vie quotidienne. Les jeunes étaient formés à devenir des « virtuoses » de ces solutions qui restaient toutes dans un cadre précis et immuable. Les calculs des égyptiens à l’aide des fractions feraient pâlir plus d’un lycéen aujourd’hui…

Plaisir-des-nombres-Scribe Assis Egyptien - PetiteGalerie du Musée du Louvre : concret ou abstrait, les mathématiques égyptiennes éaient résolûment concrètes

    Mais voilà : les prouesses calculatoires égyptiennes ne sont plus vénérées aujourd’hui, d’autres techniques, d’autres outils sont venus les détrôner, les remplacer… Une technique, ou une application pratique n’a l’importance que celle de l’époque et des usages de son temps. Puis elle disparaît.

    Mais c'est en se dégageant du réel que l’esprit humain est capable de formaliser. En étudiant un problème posé par un phénomène naturel (comment se protéger des inondations, comment construire des maisons qui résistent à la tempête, aux tremblements de terre, où finit un arc-en-ciel) ou par une situation humaine (construire une cathédrale plus haute, un moulin plus grand, faire jaillir l’eau souterraine pour un puits...) afin d’en trouver la solution, on va utiliser des « outils de pensée » déjà conçu auparavant. Ou en concevoir d'autres nouveaux si nécessaires. En dégageant la question de son contexte particulier, on le généralise. Grâce à notre capacité d'abstraction.

    Dans ce processus, il y a une part de travail énorme de la pensée seule, sans véritable lien avec le concret ou l'aspect matériel d'une situation.

Et en plus des jeux…

    Des jeux, des calculs inutiles, des problèmes à résoudre « gratuitement ». Des situations que l'on complique volontairement pour le plaisir, pour le défi, pour le côté ludique, pour s'amuser.

Vous voyez où je veux en venir…

    Du coup, voilà ce qu'on observe en lisant l'histoire passé : il y a eu parmi nos ancêtres des êtres qui se sont amusés avec des nombres, avec des cercles, des triangles… qui ont joués avec ces éléments sans se demander s'ils représentaient des moutons, des arbres ou des murs de maison… Ils ont été curieux de savoir, comme ça, pour rien de pratique, si on pouvait toujours mettre un triangle dans un cercle sans qu'il déborde… Ou pourquoi la diagonale d'un carré n'est pas un nombre entier… et puis ils sont morts, laissant leurs questions en suspens, leurs réflexions, des réponses ou des débuts de réponses… Plus tard, d'autres sont nés, parfois longtemps après qui ont trouvés cela étonnant, bizarre, amusant, très curieux et qui ont cherché à leur tour des réponses…

    Il n'y a plus rien de concret dans ces jeux. Il n'y a plus de liens directs avec le quotidien, ce sont des idées, des « objets abstraits », des concepts qui n'existent que par la pensée…

Les mathématiques ne sont pas (que) concrètes ou utiles

    Ce qu'on appelle aujourd'hui les mathématiques est un domaine bicéphale, finalement composé de deux chemins.

    D'une part, une activité de développement d'outils, ou d'adaptation d'outils anciens ou bien encore trouvés dans d'autres domaines. L'esprit humain les voulant toujours les plus simples possibles pour dénouer des problèmes apparemment compliqués de la vie quotidienne. Ça c'est très concret. Immédiat. Et l'on peut devenir un virtuose de cette partie.

    D'autre part, une activité purement intellectuelle, d’apparence inutile, passionnante, pour le joie intense de la découverte, du défi, de la réussite personnelle. Là, on résout des problèmes issus de l'esprit. Sans lien direct avec une situation concrète, pour le plus grand et le plus intense plaisir de trouver la plus belle solution.

    Prenons un exemple parmi tant d’autre : on peut se demander ce que l’on obtient si l’on additionne les premiers entiers naturels, c’est-à-dire, en langage mathématique, si l’on souhaite calculer : 1+2+3+4+5+\cdots. Certaines sommes seront ainsi faciles à calculer, surtout si l’on commence aux petits nombres. Par contre, si l’on souhaite calculer la somme des quinze entiers successifs en partant de trois milliards sept cent quatre-vint-trois millions neuf cent soixante-douze mille huit cent trente-six c’est un peu moins immédiat. Alors il serait bien sûr plus simple de trouver une expression qui synthétise, en quelque sorte ce type d’addition, et qui soit applicable à tous les entiers naturels, quels qu’ils soient. Une telle expression existe-t-elle ? Si oui, quelle est-elle* ?

Alors concret ou abstrait ?

Concret ou abstrait, surtout besoin d'air

    C'est la raison pour laquelle le travail d'apprentissage ne s'arrête pas aux problèmes concrets. Cette dérive moderne (depuis plus de trente ans, quand même !) qui voudrait les enseigner dans le seul but de les utiliser pour payer au magasin, pour bricoler ou faire la cuisine...

    Faire croire aux enfants que les mathématiques ne sont qu'utiles est un tout à fait dommageable Qu'elles ne sont enseignées que parce qu'il faut savoir partager un sac de bonbons pour vivre en société… Ou utiliser la trigonométrie pour construire un mur droit est une vaste fumisterie. Savoir partager ses bonbons pour faire plaisir à ses copains est une bonne attitude, sûrement. Et savoir poser une étagère correctement dans un angle est très pratique, évidemment. Mais ne savoir que ça est considérablement réducteur !

Ne pas réduire l'horizon des enfants...

    D'une part, cette attitude enferme l'esprit des enfants dans l'utilitarisme, bride complètement leur imagination, leur source de créativité. Elle entrave leurs pensées et fausse complètement les relations que chaque enfant seraient en droit d'avoir avec cette matière.

    D’autre part, cette approche en primaire amène des difficultés inutiles et évitables lors de la poursuite des étude : en commençant par le collège où les situations concrètes sont de moins en moins nombreuses. Et alors, comment faire si la seule justification ou utilité des mathématiques disparaît ? On tombe alors dans la dérive dramatique d’aujourd’hui : on enseigne des techniques, des trucs, des savoirs-faire éparses… Par exemple : « savoir calculer une longueur à l’aide du théorème de Thalès ». Qui est Thalès ? Exit de l’apprentissage, inutile, pas concret. Qu’est-ce qu’un théorème ? Exit de l’apprentissage, inutile, pas concret. D’où vient l’importance de l’alignement des points dans le même sens ? Exit de l’apprentissage, inutile, pas concret. Pourquoi ce théorème ne s’applique qu’avec des triangles ? Exit de l’apprentissage, inutile, pas concret…

    L'apprentissage devient pénible, austère, opaque, et trop souvent presque mystérieux… D’ailleurs osez poser cette question naïve à un collégien : « Qu’est-ce que c’est le théorème de Thalès ? Qu’est-ce que tu peux m’en dire ? », la réponse sera probablement de cet ordre (réponses véritablement données en réponse à mes questions) : « c’est pour calculer une longueur » ou « c’est quand on a un triangle dans un triangle » « c’est quand on a trois longueurs et qu’il en manque une »...

... puisqu'ils en demandent plus

    Car enfin, un jeune enfant qui découvre le monde a t-il besoin que son exploration soit utile ? Quand un enfant – et tous les enfants y passent pour peu qu’on les y autorise – lâche un objet et observe qu’il tombe, pourquoi recommence-t-il à l’infini ? Il est curieux. Simplement et profondément curieux. Il veut savoir ! Il veut comprendre, simplement pour comprendre… et ça l'amuse !

    D'autre part, cette approche réduit à peau de chagrin le plaisir qu'un enfant peut prendre au cours de cet apprentissage. Car il y a aussi de l'étonnement, du l'incroyable.. les nombres, figures et autres sont parfois surprenants. En quelque sorte, il y a de l'émerveillement en réponse à la curiosité.

    L'essentiel, de mon point de vue, n'est pas dans le comptage concret de billes, de jetons, d'images. Ni dans le partage d'une tarte pour déjeuner en famille.

    Non, bien sûr, l’essentiel est dans l’ouverture de l’horizon des enfants ! Quels parents se disent, à la naissance de leur enfant, alors qu’ils tiennent ce petit bout d’être qui explose de vie, quels parents se disent : « tu n’ira pas voir dans cette direction, je t’en empêcherai »… ? Stupide ! Ridicule !

Oui, tellement inimaginable… Alors pourquoi laisser l’école le faire à notre place ?

Poursuivre...

    Les petites réglettes, simples, colorées et si puissantes. Ouvrez l’horizon de vos enfants ! En savoir plus dans cet article.

Pour aller plus loin dans cette réflexion : réflexions contemporaine d'un mathématicien. et celles, plus ancienne d'un théologien.. Concret ou abstrait, encore une question internationale non tranchée dans l'enseignement.

Note de bas de page

* La réponse a été trouvée il y a bien longtemps par des mathématiciens d'une époque que l'on pourrait croire moins évoluée. Il y avait moins de technologie pratique à cette époque, et pourtant... qui peut refaire cette démonstration aujourd'hui ?

Car on observe effectivement cette belle propriété :

Somme des entiers naturels Somme des entiers naturels
la somme des N entiers naturels successifs est égale à la moitié du produit du nombre N par son suivant N+1.

On peut le vérifier aisément, par exemple : 1+2+3+4+5=(5\times6)\div2=30\div2=15

Plaisir des nombres - Décoration apaisante
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